QU'EST CE QU'ON NE SAIT PAS ?

AUTEUR : Ilya Prigogine, Prix Nobel de Chimie, Belgique

BIOGRAPHIE : Né en janvier 1917 à Moscou, le vicomte Ilya Prigogine a vécu toute sa vie en Belgique
où ses parents ont émigré en 1921. Prix Nobel de chimie en 1977 pour la découverte des structures dissipatives,
il est titulaire de la chaire Ashbel Smith à l'Université du Texas à Austin depuis 1984,
et dirige les instituts internationaux Solvay de Physique et de Chimie à Bruxelles .
Il est également l'auteur d'une trentaine d'ouvrages traduits en toutes les langues.

notions intemporelles
TEXTE

Qu'est-ce que je ne sais pas ?
Cette interrogation me fait venir à l'esprit une autre question, en quelque manière complémentaire, "qu'est-ce que je sais?".

Ma réponse est nette : bien peu de choses.

Cette réponse ne m'est pas dictée par quelque modestie excessive,
elle exprime une conviction profonde : nous sommes à la fin de l'époque de l'histoire des sciences
qui a commencé avec Galilée et Copernic.
Époque glorieuse certes mais qui nous conduisait à une image trop simplifiée du monde.
 La science classique insistait sur l'équilibre, l'ordre, la stabilité.
Aujourd'hui, nous voyons partout fluctuations et instabilité.
Nous devenons conscients de la complexité inhérente à l'univers.
Cette prise de conscience est, j'en suis convaincu, le prélude à une nouvelle forme de rationalité.
Mais dans l'élaboration de celle-ci, nous ne sommes qu'au début.

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Pour les pères fondateurs de la science occidentale tels que Leibniz ou Descartes,
il s'agissait d'atteindre la certitude.
C'est encore l'ambition des grands physiciens contemporains, que ce soit Einstein ou Hawking,
d'atteindre la certitude à travers une théorie unifiée, une description géométrique de l'univers.
Ce but atteint, nous pourrions par déduction déduire tous les aspects de la nature.

aether vecteur

Or, plus nous explorons l'univers, plus nous sommes frappés par l'élément narratif
que nous rencontrons à tous les niveaux.
Comment ne pas penser à Shéhérazade qui interrompt son récit
pour commencer une histoire plus belle encore.
La nature aussi nous présente des narrations emboîtées l'une dans l'autre :
histoire cosmologique, histoire à l'échelle moléculaire, histoire encore de la vie et de l'homme
jusqu'à notre histoire individuelle.

A tous les niveaux nous voyons l'émergence de nouveautés, de l'inattendu.

Or la science depuis Newton jusqu'à Schrödinger et Einstein était basée
sur des lois déterministes dans lesquelles passé et futur jouent le même rôle.

Comment alors inscrire dans ces lois cet élément narratif que je viens d'évoquer?
Nombreux sont les chercheurs qui ont essayé d'éluder ce problème en invoquant les approximations
que nous introduisons dans les lois de la nature
quand nous les appliquons à des systèmes complexes.
Mais cette voie m'a toujours parue étrange.

Nous serions alors "le père" du temps au lieu d'en être "l'enfant".

Il est vrai que l'héritage scientifique du XXe siècle comprend deux volets.
Les lois de la nature en sont un,
l'autre volet correspond à l'introduction de l'irréversibilité par le biais de l'entropie,

cette "flèche du temps" comme l'a appelée A. Eddington.

L'entropie est à la base d'une science, la "thermodynamique".
La conception thermodynamique décrit bien une image évolutive du monde.
Mais comment la rattacher à la description fondamentale intemporelle en termes de "lois de la nature" ?
De plus, il y a une seconde difficulté,

la croissance de l'entropie est d'habitude associée à la croissance du désordre.

Alors comment engendrer l'apparition des structures complexes, la vie et l'homme ?

Ce sont ces questions auxquelles nous commençons à entrevoir des réponses.
Ce sont deux domaines récents de la science qui jouent ici un rôle essentiel :
la physique de non-équilibre et la théorie du "chaos" associé aux systèmes dynamiques instables.

Considérons d'abord la physique de non-équilibre.

La grande surprise est que lorsqu'on pousse un système loin de l'équilibre
(et les conditions de notre système planétaire et même de notre situation cosmologique sont telles
que pratiquement tous les systèmes autour de nous sont loin de l'équilibre ;

un exemple est l'écosphère)

des structures nouvelles apparaissent à des points de "bifurcation".
On parle souvent d'auto-organisation conduisant à la formation de structures "dissipatives".

A titre d'exemple, considérons la chimie.

L'auto-organisation se manifeste par l'apparition de structures spatio-temporelles
accompagnée de brisements de symétrie temporelle.
Des exemples bien étudiés sont les réactions chimiques oscillantes.
La condition d'apparition de ces structures de non-équilibre est le caractère non linéaire des équations
qui régissent les processus chimiques.
Il est bien connu que des équations non linéaires ont plus d'une solution.
La solution qui correspond aux "structures dissipatives" émerge loin de l'équilibre.
C'est l'histoire de la poule et de l'oeuf. La poule pond des oeufs qui donnent à leur tour des poules
(ce caractère autocatalytique est typique des phénomènes biologiques où les acides nucléiques
codent pour la synthèse des protéines qui à leur tour catalysent la réplication des acides nucléiques).
L'apparition de ces structures montre que la direction du temps associé à l'irréversibilité

a un rôle constructif.

Loin de l'équilibre, la matière acquiert des propriétés nouvelles qui restent masquées
lorsqu'on se limite à l'équilibre.

Dans un rapport récent dû à C.K. Biebricher, G. Nicolis & P. Schuster on peut lire :

"Le maintien de l'ordre, de l'organisation dans la nature ne peut être réalisé par une gestion centralisée,
il est le résultat d'une auto-organisation.
Cette auto-organisation permet à ces systèmes de s'adapter aux perturbations
dans les conditions extérieures. Insistons sur la supériorité des systèmes auto-organisés
comparée aux réalisations de la technologie de l'homme.
Un exemple frappant de cette supériorité est le cas des systèmes biologiques
capables de générer des substances complexes, telles que les biomolécules avec une précision
et une efficacité inégalée"

(traduction libre de l'anglais par l'auteur).

Mais bien des progrès, tant dans les mathématiques non-linéaires que dans les recherches expérimentales
restent nécessaires pour pouvoir décrire l'évolution de systèmes complexes

en dehors de quelques situations simples.

L'enjeu est considérable.

En particulier, il s'agirait de combler le fossé qui existe
entre les structures physico-chimiques complexes

et les systèmes vivants les plus simples.

Quoiqu'il en soit, une conclusion s'impose : la direction du temps, l'élément "narratif"
joue un rôle essentiel dans la description de la nature.
Mais, dès lors, nous devons l'inclure dans la formulation des lois de la nature.

Les lois telles qu'elles étaient formulées depuis Newton exprimaient des certitudes.
Il faut maintenant qu'elles expriment des "possibilités" qui peuvent ou non se réaliser dans le futur.
C'est ici que la théorie du chaos associé aux systèmes dynamiques instables intervient.

Un exemple typique est le cas du "chaos déterministe".

Dans de tels systèmes deux trajectoires aussi proches que l'on veut
s'écartent exponentiellement avec le temps, c'est la "sensibilité aux conditions initiales".
Comme nous n'avons jamais qu'une connaissance limitée des conditions initiales,
la prédictibilité associée à la mécanique classique tombe en défaut.

Il y a des formes plus fortes encore d'instabilité liée à l'apparition de "résonances"

(découvertes par Henri Poincaré).

Tout le monde a une idée intuitive de la notion de résonance.
Quand, au piano, on touche une note, on entend les harmoniques telles les notes à l'octave, ou à la quinte.
En mécanique classique ou quantique aussi, les résonances couplent les phénomènes dynamiques.
Ce sujet est hautement technique mais on peut résumer les résultats principaux.

Traditionnellement, il y a deux formulations des lois de la nature :

l'une en termes de trajectoires (mécanique classique) ou de fonctions d'onde (mécanique quantique),
   l'autre en termes d'ensembles.
La seconde formulation est une formulation statistique.
Pour les systèmes stables ces deux formulations sont équivalentes.
Pour les systèmes instables qui forment la grande majorité des systèmes que nous observons,

il n'en est plus ainsi.

C'est au niveau statistique que nous pouvons incorporer l'instabilité.
C'est cela qui nous permet alors d'exprimer les lois de la nature sous une forme qui inclut la flèche du temps

et décrit des possibilités et non plus des certitudes.

A première vue, cette conclusion peut paraître révolutionnaire
mais elle correspond à une nécessité historique.
Lorsque des grands savants comme Gibbs et Einstein ont introduit en physique la notion d'ensembles,
c'était pour pouvoir formuler au niveau microscopique dynamique les lois de la thermodynamique
telles que ce soit à l'équilibre ou en dehors de l'équilibre.
Mais pour eux, l'introduction de ces ensembles correspondait seulement à un manque d'information
sur les conditions initiales.

Mais est-ce la raison profonde ?

S'il en était ainsi, les phénomènes décrits par la thermodynamique tels que les changements de phase
seraient finalement dus à notre manque d'informations, à nos approximations.
Encore une fois, c'est une vision anthropomorphe difficilement acceptable.
Mais alors pourquoi les ensembles plutôt que des trajectoires ou des fonctions d'onde?
C'est à cette question que la dynamique des systèmes instables commence à apporter une réponse.
Le cadre de ce bref article ne me permet pas de décrire la formulation que prennent les lois de la nature
quand elle est étendue aux systèmes dynamiques instables.
Notons seulement qu'elle s'applique à des situations, un gaz, un liquide
dans lequel se produisent des interactions persistantes.
Si nous pouvions observer les atomes ou molécules nous verrions un mouvement incessant, désordonné.
C'est ce mouvement "chaotique" qui confère à de tels systèmes à la fois une prédictibilité limitée
et la possibilité d'auto-organisation.

La vision classique associait science et certitude.

La suprême gloire de la raison humaine semblait attachée à la possibilité d'atteindre la certitude.
Bien au contraire, je crois que l'idée de certitude conduit à des contradictions,

à un schisme inconciliable dans notre vision du monde.

Je partage l'opinion de Karl Popper quand il écrit dans son ouvrage "The open universe - an argument for indeterminism" :

"Je considère le déterminisme laplacien, même confirmé comme il semble l'être
par les théories déterministes de la physique et leur merveilleux succès,
comme conduisant aux difficultés les plus sérieuses
dans la voie de la reconnaissance et la défense de la liberté de l'homme,
de sa créativité et de son sens des responsabilités"

(traduction de l'auteur).

Dès l'aube de la pensée grecque deux projets ont vu le jour :

celui de l'intelligibilité de la nature et
celui de la démocratie basée précisément sur les idées de responsabilité et de liberté.
Pendant longtemps, il semblait que ces deux projets, pour pouvoir coexister,
exigeaient une conception dualiste de la nature, que ce soit sous la forme du dualisme cartésien,
le monde des noumènes et des phénomènes de Kant,
ou plus récemment par l'introduction du "principe anthropique" de la cosmologie.
Les progrès que j'ai résumés ici permettent de dépasser cette dualité

et dès lors les contradictions qu'elle contient.

Collingwood avait raison quand il écrivait dans son ouvrage "The Concept of Nature" :

"La (nouvelle) vision de la nature dont l'origine remonte à la fin du XVIIIe siècle
et qui n'a cessé de s'amplifier depuis au point d'être profondément enracinées dans notre époque
se fonde sur l'analogie entre le monde extérieur étudié par les scientifiques
et les vicissitudes des affaires humaines étudiées par les historiens" (traduction de l'anglais par l'auteur).

Vu sous cet angle, nous assistons à une nouvelle phase, dans notre description du concept de nature,
une phase qui atteint les bases mêmes de notre science.
Mon ami Léon Rosenfeld, le plus proche collaborateur de Nils Bohr, aimait dire que c'est par leurs limites
que l'on comprend les théories physiques.
Il a fallu près de trois siècles pour atteindre les limites des concepts classiques
attachés à la découverte de l'instabilité.
Comme je l'ai souligné au début de cet article, nous ne sommes que dans une phase

d'exploration du monde complexe que nous découvrons.

Mais, dès maintenant,
nous pouvons conclure que l'aspect temporel évolutif prend une place centrale en physique

comme il a pris une place centrale en biologie depuis Darwin.

Nous redécouvrons le temps mais un temps qui n'oppose plus l'homme à la nature
mais qui exprime l'appartenance de l'homme à un univers inventif et créateur.

Rencontres Philosophiques de l'UNESCO 7, place de Fontenoy  75007 Paris

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